Repenser vos produits d'information pour toucher de nouvelles audiences  - leçons de Table Stakes Europe

Les habitudes de consommation d'information des jeunes étant radicalement différentes de celles des générations plus âgées, les produits d'information de la plupart des éditeurs ne parviennent pas à capter l'intérêt de ces audiences. Les résultats préliminaires de l'actuel programme Table Stakes Europe montrent comment les entreprises de presse utilisent avec succès des stratégies axées sur les audiences et le numérique d’abord pour atteindre et mobiliser de nouvelles audiences.

Par Doug Smith

Les puissants éclairages acquis en élargissant sa propre perspective peuvent échapper à de nombreuses personnes dans les entreprises de presse d'aujourd'hui, qu’il s’agisse de la salle de rédaction, du marketing, de la technologie, des RH, d'autres fonctions clés ou même des hauts dirigeants. La majeure partie du temps (surtout au milieu de cycles d'information intenses, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7), la plupart des personnes passent leur temps sur ce que Table Stakes Europe (TSE) appelle la piste de danse : les tâches quotidiennes d'importance cruciale nécessaires pour couvrir l'actualité. Notez bien l’expression ‘d'une importance cruciale’ : sans les efforts sur la ‘piste de danse’, les informations ne sont pas publiées. 

Cependant, si la totalité du temps est passée sur la piste de danse, aucun des véritables changements nécessaires pour adapter l’information aux réalités du 21e siècle ne sera apporté. C'est pourquoi nous encourageons les participants à TSE à ‘monter au balcon’, c'est-à-dire à quitter intentionnellement la piste de danse pour prendre du recul sur ‘ce qui se passe réellement’ au sein et au-delà de leur entreprise de presse. 

Alors, montons au balcon et examinons les marchés externes en Europe. Regardons par exemple ces deux images depuis cette perspective :

 

Source de l'image : www.freepik.com

 
 

Consommation de médias imprimés quotidiens en Europe de 2011 à 2022

 

Sur la première image, nous voyons un homme âgé qui déguste son café tout en lisant un journal. De plus, si nous réfléchissons de manière approfondie avec une perspective de balcon, nous voyons aussi une habitude : cet homme fait cela tous les matins.

Sur la seconde image, nous constatons une baisse spectaculaire du pourcentage de personnes consommant des médias imprimés en Europe. 

Regardons maintenant une troisième image :

 

Source de l'image : Bicanski sur Pixnio

 

Avec une perspective de balcon – y compris l'examen de données de recherche persistantes et de nombreuses années de Table Stakes en Europe et aux États-Unis dans des centaines d'entreprises de presse, nous savons que cette jeune femme passe probablement plus de 6 heures par jour sur des écrans, mais que si elle visite un site d'information, elle le fait généralement pendant moins de quelques minutes.

Contrairement à l'homme âgé, elle n'a pas l'HABITUDE bien ancrée de consommer de l’information, en particulier de l’information locale. Et si des entreprises de presse choisissent de s'intéresser à elle, elles doivent gagner une bataille pour capter son temps et son attention limités. Elles doivent fournir un contenu pertinent pour sa vie et ce, au moment où elle est disponible pour le consulter. Elles doivent prendre des mesures pour l'habituer à consommer de l’information.

Que savons-nous encore sur les habitudes de l'homme âgé ? Nous savons qu'il paiera probablement un prix toujours plus élevé pour son journal. Nous savons qu'il continuera à le lire même s'il est remanié ou si son contenu diminue pour des raisons de réduction des coûts. Nous savons par conséquent qu'il continuera à fournir un flux de trésorerie intéressant aux entreprises de presse en proie à des difficultés économiques. Et cela signifie que nous savons qu'il est un consommateur de valeur.

Nous savons aussi qu'il mourra inévitablement – emportant avec lui son flux de trésorerie positif.

Nous savons également que les entreprises européennes de presse locale, régionale et nationale qui ne parviennent pas à offrir à la jeune femme une expérience produit de qualité qui l'habitue à consommer de l’information mourront également suite à la mort de cet homme – et d'autres comme lui. Cela peut encore prendre de 5 à 10 ans, ou 3 ans seulement, mais cela se produira. 

Lorsque nous avons commencé la troisième édition de Table Stakes Europe (avec un grand merci à Google News Initiative pour son soutien continu ainsi qu'à WAN-IFRA et toutes les équipes courageuses qui participent), nous avons eu une série de séances Zoom afin d’apprendre à connaître les équipes. Ensemble, nous avons exploré les lacunes, les difficultés ainsi que les opportunités dont les équipes pourraient tirer parti pour relever le défi de performance qui se trouve au cœur de l'expérience TSE. La plupart des groupes de presse TSE ont indiqué combien il était important pour la pérennité de leurs entreprises d'attirer et de retenir des audiences ‘plus jeunes’ – en fait, de capter le temps et l'attention de cette jeune femme.

Nous avons donc demandé : ‘Qu’entendez par plus jeune ?’

Il y a 15 ans, lorsque j'ai fondé l'effort de transformation du journalisme centré sur le défi (désormais appelé Media Transformation Challenge chez Poynter), les participants ont reconnu depuis le balcon que les audiences ‘plus jeunes’ avaient des habitudes médiatiques profondément différentes de celles des personnes ‘plus âgées’. Ce qui était souvent décrit comme suit : ‘Si les informations sont importantes’, elles me trouveront ». Mais en 2007, le terme ‘plus jeune’ désignait les adolescents et les jeunes dans la vingtaine.

À l'automne 2021, lorsque nous avons demandé aux équipes TSE ce qu'elles entendaient par ‘plus jeune’, les réponses allaient jusqu'aux personnes âgées de la fin de la quarantaine au début de la cinquantaine. Dans ce cas, il convient de remplacer l'image de la jeune femme par celle d'une quadragénaire ou d’une quinquagénaire : aujourd'hui, ‘plus jeune’ est beaucoup moins une question d'âge que d'habitudes de consommation d'information. Maintenant, penchons-nous à nouveau sur le pourcentage d'Européens qui consomment des médias imprimés.

Voici la situation à laquelle sont confrontés tous les médias d'information (et en particulier les médias locaux et régionaux) (et, bien que quiconque lisant ces lignes puisse souhaiter que ce ne soit pas le cas, c'est la réalité) : à moins de créer des habitudes de consommation chez les personnes de l'adolescence à la cinquantaine, les entreprises de presse feront faillite.

Que nous apprend encore Table Stakes en Europe et aux États-Unis ? Nous savons que lorsque les entreprises de presse persistent à utiliser des compétences, des approches, des flux de travail et des productions axés sur les médias imprimés, elles ne parviennent pas à créer des habitudes chez les ‘plus jeunes’, qui peuvent maintenant être dans la cinquantaine. Nous savons qu’au 21e siècle, l'approche profondément ancrée dans les entreprises de presse consistant à fournir des actualités et des informations générales au public général ne fonctionne pas pour toute audience autre que celle préférant les médias imprimés.

Nous savons que lorsque les entreprises de presse s'obstinent à consacrer des ressources aux médias imprimés – lorsqu'elles travaillent toute la journée en vue du ‘bouclage’ de la presse écrite le soir, et qu'ensuite seulement (tard dans la nuit, lorsque relativement peu de personnes sont sur leur téléphone mobile ou leur ordinateur), elles publient sur leurs sites web un contenu axé sur la presse écrite, celui-ci ne parvient pas à attirer ou à retenir les personnes à la recherche d’actualités et d’informations sur leur téléphone mobile et leur ordinateur. Les données le prouvent. Et ces mauvais résultats ne s'améliorent que marginalement lorsque, après le bouclage de l'impression, le contenu est jeté par-dessus un mur de séparation vers le ‘bureau numérique’ afin d'améliorer autant que possible le contenu imprimé.

En d'autres termes, la qualité du produit d'information sur le téléphone mobile/ordinateur est faible et médiocre. Il ne fonctionne pas. Il est un échec. Il est ignoré. 

Nous avons récemment demandé aux équipes de la troisième édition de TSE: « Achèteriez-vous aujourd'hui une Trabant de l'Allemagne de l'Est des années 70 ? En d’autres termes, achèteriez-vous une voiture qui n'inclut pas la technologie, les caractéristiques et les fonctionnalités qu’attendent les propriétaires de voitures en 2022 ?

Non. Vous ne le feriez pas. (Sauf si vous êtes un collectionneur, bien sûr :-)

Cela signifie que la création d'habitudes de consommation d'information parmi les personnes allant de l’adolescence à la cinquantaine commence par un produit de qualité. La salle de rédaction est responsable de la qualité du produit. Pas le marketing, pas les RH, pas la direction. C'est pourquoi chez TSE, nous déclarons que ‘la salle de rédaction EST l'entreprise’ (un changement radical par rapport aux journaux imprimés, où la dernière chose que tout journaliste qui se respecte dirait est ‘je suis l'entreprise’).

La salle de rédaction.

Oui, la salle de rédaction a besoin de l'aide de la technologie pour produire un produit de qualité. Et, une fois que c'est le cas, l'aide du marketing et d'autres acteurs est nécessaire pour convertir le nombre croissant de visiteurs en utilisateurs réguliers et habituels pouvant être monétisés.

Cependant, trop d'entreprises de presse locale, régionale et même nationale commettent l'erreur de commencer par le marketing (en proposant des prix de lancement faibles à nuls pour attirer des abonnés numériques) pour finalement constater que ces derniers se désabonnent à un rythme extraordinairement élevé. Pourquoi ? Parce que le produit est mauvais. L'habitude ne se crée pas.

Nous savons également comment les salles de rédaction peuvent créer et maintenir un produit et une expérience de qualité. Utilisez les 7 piliers centrés sur ‘les audiences et le numérique d'abord, l'imprimé ensuite et de meilleure qualité’. Comme cela s'est produit lors des 1ère et 2ème éditions de TSE, les équipes de la 3ème édition ont constaté une augmentation substantielle du trafic, de l'engagement, de l'habitude et des abonnements numériques (ainsi qu'un CPM publicitaire plus élevé) lorsqu'elles utilisent :

●      un mix de mini-équipes d'éditeurs basées sur l’audience (par exemple, foodies, parents, fans de sport, navetteurs, cyclistes, personnes à la recherche d'un logement, etc.)

●      et des routines de questionnement rédactionnel axées sur les audiences (« Qui sont les audiences de cette histoire ? Quels sont les besoins, les intérêts et/ou les problèmes de ces audiences ? Comment allez-vous, en tant que journaliste, contribuer à répondre à ces besoins et à les résoudre ?) 

Quelques illustrations de la troisième édition :

●      La Tribune de Genève a choisi de fournir des informations sous forme de newsletter à un grand nombre de personnes qui traversent la frontière franco-suisse pour travailler et/ou faire des achats à Genève. Une semaine après le lancement, la Tribune comptait plus de 500 abonnés à la newsletter.

●      En Suède, NWT a demandé à deux jeunes reporters d'augmenter considérablement la fréquence et la valeur du contenu destiné aux moins de 45 ans. Résultat : le nombre de conversions numériques pour les articles publiés est supérieur de 40 % à l'objectif fixé, 80 % de ces conversions provenant de personnes de moins de 45 ans.

●      En Espagne, La Voz de Almeria a lancé La Foodinetta, une newsletter destinée à une audience de foodies, et largement dépassé tous ses objectifs en termes d'abonnés à la newsletter, de followers Instagram et d'utilisateurs enregistrés – ce dernier point étant particulièrement important car La Voz doit encore lancer son effort d'abonnement numérique.

●      En Allemagne, Rheinische Post s'est concentré sur les nouveaux parents (‘Welcome Baby’) et les acheteurs de nouvelles habitations en augmentant la valeur de leur produit d'information pour ces audiences. Ensuite, avec un produit de meilleure qualité en main (et avec l'aide de Google News Consumer Insights), ils ont simplifié le processus d'abonnement numérique.  Résultat : ils ont dépassé leurs objectifs quotidiens de conversion d'abonnements.

●      BirminghamLive, qui fait partie de Reach, un groupe de presse britannique qui s'est engagé à utiliser un modèle de revenu basé sur la publicité, a créé des newsletters et du contenu connexe destinés aux mères (Brummie Mummies), aux fans de la série télévisée Peaky Blinders basée à Birmingham (‘The Shelby Times’), aux consommateurs soucieux de leur budget (‘Money Saving Newsletter’) et à la communauté musulmane de Birmingham (‘Brummie Muslims’). En février, ils comptaient un peu moins de 5400 abonnés à la newsletter. En juin, ce chiffre était de plus de 14 300, soit une croissance de plus de 250 % en 4 à 5 mois.

The Conversation UK (qui fait partie du groupe australien, devenu mondial, qui met les lecteurs en contact avec le meilleur de l'érudition et des éclairages du monde universitaire), a déclaré : « Ça marche ! »  Afin d'orienter ses rédacteurs (et universitaires) vers les audiences, The Conversation UK a choisi de lancer ‘Quarter Life’, un contenu spécifiquement destiné à aider les jeunes professionnels britanniques dans le cadre de leurs besoins, intérêts et problèmes quotidiens. Par rapport à la moyenne de tous les contenus produits par The Conversation UK, le trafic, l'engagement et la part du marché des jeunes professionnels britanniques ont tous augmenté de façon spectaculaire.

La stratégie ‘audiences et numérique d'abord, imprimé ensuite et de meilleure qualité’ fonctionne. À chaque fois.

Mais ce n’est le cas que lorsque les journalistes (soutenus par la diffusion, les ventes publicitaires, la technologie, les RH et la direction) font l'effort d'apprendre et de mettre en pratique des compétences, des comportements, des relations cross-silo et des flux de travail axés sur les audiences et le numérique/la technologie, afin de créer des habitudes parmi les personnes, désormais très nombreuses en chiffres et en pourcentage, qui préfèrent les moyens numériques pour consommer de l'information. Et lorsqu'ils examinent régulièrement les données afin de voir ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas.

Pour cette raison, nous demandons désormais régulièrement aux équipes TSE : « Combien de personnes dans votre rédaction pratiquent les méthodes de Table Stakes ? »

À mi-parcours de la troisième édition de TSE, la participation des salles de rédaction varie entre 10 et 40 %.

Regardez à nouveau les résultats des efforts de ces équipes. Imaginez ce qui se passerait si la totalité de la salle de rédaction y participait. Imaginez l'amélioration considérable de la qualité du produit et du contenu de l'information – et de l'expérience de consommation de ce produit et de ce contenu…

Alors, comment se fait-il que davantage de membres de la rédaction ne participent pas ? La plupart du temps, c'est parce qu'ils travaillent activement pour ‘sortir le journal papier’.

Il existe deux grandes méthodologies TSE :

●      La stratégie ‘audiences et numérique d'abord’, fondée sur les 7 Table Stakes.

●      Les disciplines de changement axées sur la performance sont nécessaires lorsque les décisions ne suffisent pas à opérer la transformation – lorsque les personnes, qu'il s'agisse de journalistes, de rédacteurs, de diffusion, de ventes publicitaires, de technologie et autres, doivent acquérir de nouvelles compétences, de nouveaux comportements, de nouvelles attitudes et de nouvelles façons de travailler ensemble pour mettre en œuvre les décisions prises.

Le changement axé sur la performance nécessite de s'engager à atteindre des objectifs et des résultats spécifiques, puis d'apprendre par la pratique et par l’exécution. C’est vrai, la formation peut aider. Mais les rédacteurs en chef, les CEO, les responsables des ressources humaines ou toute autre personne estimant que la formation suffit sont voués à l'échec. Et, une fois encore, cette difficile leçon a été apprise par des équipes TSE qui ont essayé de ‘travailler leur chemin vers le succès’.  

Nous savons également que l'économie de la consommation d’information numérique par utilisateur est historiquement beaucoup plus faible que l'économie des abonnés à la presse écrite, comme le vieil homme qui déguste son café. Il y a de nombreuses raisons à cela, mais la principale est liée au péché originel des fournisseurs d'information traditionnels. Lorsque le web a fait son apparition il y a vingt ans, les fournisseurs de presse écrite offraient leur contenu gratuitement. 

Qu'est-ce que cela a communiqué à l'utilisateur numérique ? Montez au balcon lorsque vous vous posez cette question.

Nous trouvons la réponse lorsque, une fois encore, nous partons de la faible qualité du produit imprimé fourni par voie numérique. Nous notons alors : un produit imprimé fourni par voie numérique est gratuit.

Quelle est la valeur communiquée aux utilisateurs ?  Réponse (non intentionnelle bien sûr) : Nous, l'éditeur, ne valorisons absolument pas ce contenu pour vous.  Nous, l'éditeur, ne vous apprécions pas particulièrement - vous en tant que jeune femme, fan de sport, parent, foodie, personne à la recherche d’une maison ou d'un appartement, navetteur - et ainsi de suite.

Après avoir commencé avec un prix nul, les éditeurs d’information, nerveux et anxieux, s'inquiètent de ‘faire payer trop cher’. Pourtant, les consommateurs qui prennent une habitude (revenez à l'homme âgé qui déguste son café) paieront en fait des prix plus élevés au fil du temps. 

Penchons-nous à nouveau sur les pourcentages d'Européens qui consomment des médias imprimés.

Que cela vous plaise ou non, la montre du vieil homme qui profite de son café et de son journal tourne.

Il est temps pour vous d'entrer dans le jeu des informations du 21e siècle et de le faire avant que ‘plus jeune’ ne signifie septuagénaire.

Nous sommes ravis de travailler avec les équipes de la troisième édition de TSE, qui mèneront leurs entreprises de presse vers ce futur pressant et inévitable. Et nous encourageons ceux d'entre vous qui n'ont pas encore participé à TSE à poser leur candidature dès aujourd'hui.

Parce que l’heure tourne.